L’invité – Michel Vincenot
Prenez un corps, faites des noeuds partout et changez les fonctions naturelles des membres, l’air de rien. Comme s’il était évident d’aller chercher un doigt de pied avec des bras et des mains encamisolés. Comme s’il était évident de pousser l’énergie jusqu’au bout, sans faire appel au poids du corps sur lequel reposent les appuis. Ce faisant, deux autres danseuses, indifférentes à la “tragédie humaine”, sont captivées par l’image d’un écran de télévision.
Mais justement, ce qui change ici, c’est l’image, telle qu’elle peut être modifiée et transformée par des machines informatiques qui fonctionnent, à la demande, sur des procédures – certes spectaculaires – mais néanmoins virtuelles. Le problème est bien là. Ce que peut faire la machine, le corps ne sait pas le faire.
Détrompez-vous. La danse rattrappe les matières fantasques que seules la machine peut générer. Anne Lopez fait partie de la génération des nouveaux venus de l’art dans le millénaire qui arrive à toute vitesse. Le corps est assimilé à une image, un point c’est tout. Il y a vingt ans, cet emprisonnement aurait été interprété, à la façon freudienne, comme un enfermement de l’être. Une sorte d’autisme qui touchait jadis notre sensibilité mentale et nos références culturelles. Aujourd’hui il n’en est rien. Ces jeunes générations de danseurs placent leur langage en des endroits qui ne permettent pas (ou plus) de pleurnicher sur la “condition humaine”. Le temps n’est plus à la communication intime qui traverse des cheminements complexes. Le corps cherche aujourd’hui à s’affranchir de l’enfermement en visitant froidement ce qui l’enferme. Paradoxalement d’ailleurs. Car, si l’image montre ceux que l’on enferme, le corps, lui finit toujours par s’échapper et trouver le lien ailleurs. Exactement à la façon des programmes informatiques, truffés de liens cachés, qui ne sont pas nécessaires à notre compréhension, mais indispensables au fonctionnement logique de la machine. Machine soumise, corps rebelles et obstinés.
Il y a dans ce propos moderne une intelligence à contourner les obstacles et à mettre le corps en situation d’investigation permanente, certes au prix d’une terrible énergie. Il suffit de voir dans quel état physique se trouvent les trois danseuses à la fin du spectacle pour comprendre que le corps n’a finalement rien àvoir avec l’image immatérielle d’un écran cathodique.
Cet écran lumineux, on le retrouve partout et sous différentes formes. Il devient donc un symbole. A la fois image directe de la fascination technique (les superbes arrêts sur image) et la vivacité d’adaptation aux situation insurmontables.
L’humain s’adapte à de nouveaux codes de référence inscrits dans toutes les dimensions : le sol est marqué d’un langage machine ; l’espace musical désintégre le temps pour l’empêcher de durer ; le corps lui-même est brisé dans ses fonctions vitales de sensualité et d’histoire commune. Pas de détours inutiles. Les mimiques et l’humour font partie de la danse et sont utilisés comme matéraux bruts, sans que l’on se prenne la tête. Ils sont là parce qu’ils doivent être là, à ce moment. Ils sont simplement nécessaires à l’aboutissement du mouvement pour que l’énergie se pose, un point c’est tout. Nouvelles générations d’images, nouvelle génération de danseurs dans la ligne directe des nouvelles technologies de la communication.
Mais ce qui change en réalité, c’est cette faculté à quitter les situations complexes de la vie sans laisser ni trace, ni traumatisme. Pas de retours nostalgiques, mais une adéquation immédiate aux événements qui surviennent. Et là, il y a comme une brise de fraîcheur, car si “les liens” que fabrique la machine nous laissent indifférents, les relations qui s’établissent entre les trois danseuses sont tissées d’une écoute précise.
Il est évident que chacune d’elles apporte ses matériaux. Mais après tout, la danse contemporaine nous a habitué à cela. Il est évident que chacune a contribué aux propositions de la pièce, à part entière, au même titre que le musicien d’ailleurs. Par conséquent, ce qui surprend, c’est la capacité d’entrer en synergie à partir de propositions très différentes tant elles sont individualisées, dans le décor d’un monde coupé d’une relation qui dure. Un monde non communicant, mais à la fois fascinant. Paradoxe symbolique des jeunes générations confrontées à l’univers captivant de l’image qui parle ou ne dit rien sans en faire une histoire.
A vrai dire, le fil de l’écriture chorégraphique tient la pièce sur le rebondissement ininterrompu de répons et de concordances qui écrivent le mouvement dans l’espace. Le duo trouve son chemin intérieur des matières du solo, et le trio dans celles du duo… Comme si l’écriture consistait à emboîter des événements aléatoires les uns dans les autres et à y donner une réponse immédiate. Héritage de l’image électronique. A cet égard, les trois filles sont superbes de précision. Elles écrivent leur gestuelle sur le contrepoint d’un équilibre qui bascule, ou, se glissent dans le mouvement des autres comme les ondes hertziennes à travers les airs. La main vient atteindre le pied au sommet d’une jambe tendue vers le haut, dans le mouvement de la montée. Le tout sur un porté ! C’est un défi du corps. On est dans l’abstrait de l’image confrontée au corps presque immatériel de l’humain. Concordance d’un corps de chair et d’une image virtuelle ; une dialectique de l’absence au croisement du vivant qui respire et transpire. La chair sait créer le mouvement parce qu’elle est capable de laisser l’illusion qu’une course en arrière est naturelle, qu’un pas à contre-pied maintient le corps debout, qu’une chute violente au sol ; est sans danger… Avec un brin de tendresse dessiné au creux d’une tête penchée et d’un regard par dessous qui suggèrent que l’on peut se laisser aller à une complicité avouée. Anne Lopez excelle dans cette agréable séduction.
L’image a donc atteint les yeux. Les corps se sont entrechoqués.
La danse peut alors convoiter l’univers…
Mais au juste, qui était l’invité ? Le poste de télévision ?
Les trois danseuses, chacune à son tour ?
Peut-être nous…au fond.
Michel Vincenot, 28 octobre 99, Pau